AU BORD DE L’INDICIBLE : LE RÉEL MULTIPLE, LA DIVERSITÉ DES LANGAGES ET NOTRE RELATION AU MONDE
Luciano BOI est mathématicien, philosophe des sciences et maître de conférences au Centre d’Analyse et de Mathématique Sociales (CAMS) de l’EHESS. Professeur invité dans de nombreuses universités en Europe et aux USA, il s’intéresse tout particulièrement à la morphogenèse (Morphologie de l’invisible, Pulim, 2011), aux interfaces topologie-biologie ou mathématiques-arts (La nature est-elle géometrique ?) et plus généralement entre les sciences du vivant et les sciences humaines. D’où de nombreux ouvrages traitant de ces thèmes croisés ou de la philosophie de la nature (Peter Lang, 1995, 2000, 2006). Ses enseignements récents développent des arguments de fond sur « la pensée morphologique » dans le cadre d’une approche mésologique des milieux, sur la pensée diagrammatique en mathématique et en art, et enfin sur l’importance des modifications épigénétiques dans la plasticité du vivant. Il avait dans ce cadre publié un premier article dans PLASTIR 25, 12/2011 interrogeant les liens entre plasticité et complexité. C’est dire la richesse de son approche éclectique et transdisciplinaire qui pointe les limites du réductionnisme tout en ouvrant sur l’ontologie, la phénoménologie, la sémiotique et l’altérité. Et le nouvel essai qu’il nous propose ici n’y déroge pas, annonçant clairement en sous-titre les enjeux de la la pluralité du réel au croisement de la science, des arts et de la littérature. Enjeux que Luciano Boi traite ici d’emblée sous l’angle de l’ensemble des niveaux de réalité sans en négliger aucun, en particulier le registre du sensible, de l’expérience vécue et de l’indicible en science comme en philosophie. D’où la description de ces niveaux de réalité comme représentant chacun « un monde en soi » susceptible de s’ouvrir à chaque instant sur le gène et son expression, la forme et sa signification, le percept et sa représentation. Autant de systémique et de rythmique que d’intuition et d’imaginalité. Autant de dimensions spatiotemporelles que de monades de Leibniz. Autant de liens tissés entre la nature et la culture qu’entre le réel et « le tissu d’actions et rétroactions entre saillances et pregnances… qui sous-tend les relations que les êtres vivants entretiennent avec leurs milieux naturels, et réciproquement ». Et l’auteur de donner force exemples tels le rôle fondamental de l’opérateur lumière à la fois sur le sujet et l’objet, sur les capacités perceptives, d’attention, d’intention ou de représentation du receveur. Importance cruciale aussi des lieux et milieux qui nous imprègent et plus encore dont nous sommes inséparables en terme d’évolution biophysique comme ontologique. C’est la Weltanshauung, ce « dense tissu d’interconnexions dont chaque constituant est à la fois causant et causé, cause et effet, entre le génotype et le phénotype, l’inné et l’acquis, le corps et l’esprit, la raison et l’imagination… ». On est au cœur d’un réseau plastique par excellence dont l’auteur donne, au travers du rôle des émotions et « des entités relationnelles » que nous sommes, une issue clairement ontique. Plasticité humaine fondée sur cette relation au monde et la pluralité de ses langages comme de ses niveaux de réalité au sens de Calvino. Langages verbaux, non verbaux, conscients, inconscients, colorés ou atones, gestuels ou désincarnés que Luciano Boi explore à la fois sur le plan symbolique, métaphorique et sensible. Au sortir, tout l’incommensurable de l’Art et du travail dans la matière : la poétique y est, à l’identique de la forme, l’expression irréductible d’un monde de significations.
L’ART ET LA PLASTICITE DU CERVEAU
Bernard TROUDE, né au Vietnam, est docteur en sciences de l’art et philsophie (Panthéon, Sorbonne 1) et chercheur en sociologie contemporaine au CEAQ dirigé par Michel Maffesoli à Paris V. Egalement Ingénieur conseil en brevet et designer en architecture industrielle, il s’intéresse au recyclage des matériaux et aux aspects sociétaux qui y sont liés. Il a exercé comme consultant en entreprise (architecture et design industriel), créateur d’entreprises (horlogerie) et professeur de sociologie et à ces titres, déposé des brevets (traitement ultra-froid, 2002), contribué aux activités d’organismes comme le CNAM, l’Institut Batelle (Lausanne et Chicago 1977), l’Institut patronal de gestion d’entreprise (Genève et Boston 1974/1982) et récemment intervenu à l’institut des arts et métiers de Kairouan (2003) et de SFAX (Tunisie 2012, 2013). Sa thèse de doctorat (2008) portant sur la structure des déchets dans l’art contemporain, c’est également un artiste (dessin, sculpture, photographie) qui a exposé à de nombreuses reprises (Repenser l’ordinaire, Mars 2012) et s’intéresse tout particulièrement aux représentations et à l’image de la sexualité. Parmi ses publications : Être étranger CEAQ 2009 ; Amour et Technique, Brésil 2011 ; La rose un matériau, Canada 2011 ; L’ordinaire d’un artiste CEAQ 2010 et 2011 ; Contraintes du corps, nouvelle apparition des contraintes des corps, 2012 ; L’amour et la technique Revue « SOCIÉTÉS » 2012 ; Paris VIII Nouvelle Sorbonne. Image et Cinéma Médias culturels : L’image et les amours L’image et la sexualité 2011 ; Les canons de beauté et la sexualité ; La Féminité ; Censure et sexualité – 2012 ; Avec François Sommer, Un temps d’avance, par François Chemel (Ed. Buchet Chastel 2013). Le sujet qu’il nous propose pour PLASTIR est au cœur de nos préoccupations, à savoir quelle est la réalité des liens plastiques entre un cerveau qui pense et une œuvre d’art qui se crée? Autrement posé par l’auteur en exergue de son essai : « … Vous les artistes quand savez-vous que votre cerveau a décidé et a déterminé que c’est ce moment précis avec la représentation de l’image que vous apportez qui est un moment d’art ? » Et de fait, la question est plus complexe qu’elle n’y paraît comme le montre Bernard Troude retraçant l’histoire de la neuroplasticité, son évolution d’une structure pré-cablée à un organe éminemment plastique et sujet aux émotions. Toutes nos conceptions en découlent : plasticité cognitive accrue, inconscients neuronaux, synesthésies, neurogenèse adulte en place de souvenir figé et représentation cérébrale uniformisée. Caricature dont les artistes ou les méditants avaient pressentis l’infondé, se plaçant, à l’image de Kandisky cité dans le texte et bien d’autres, naturellement (adaptation de leurs souvenirs aux formes et aux couleurs) en position synesthésique. Et l’auteur de citer les nouveaux modes créatifs (jeux, réalité virtuelle), dont le concept avancé par Fairbairn sur la recherche de l’objet et l’importance de la notion d’espace propre et figuré ou de perspective pour le peintre ou le plasticien. « Au-delà du signifiant, il est nécessaire de voir le signifié, une surréalité gisant toujours sous les réalités », dixit l’auteur. Les recherches sur la neuroplasticité des artistes grâce à la neuroimagerie sont de même en pleine évolution, confirmant souvent leurs intuitions vis à vis du codage de l’image, mais selon l’auteur: « L’art en pensée est, lui, inséparable de la vie de ses auteurs… dont toute pratique est existentielle avant d’être réalité virtuelle puis visuelle utilisant souvent les altérités pour offrir une émotion, un trajectif entre pensée et résultat… Dans l’esprit cognitif, le dévoilement et l’aperçu de l’image viennent du mode de production de l’objet, de la fébrilité avec laquelle le sujet/objet s’est produit mais, contrairement aux œuvres dites artistiques, sont sans intention ni finalité esthétique énoncée, ni même conscientes. La nécessité vitale d’être ART, de faire ART est remplacée par la volonté d’art… », ou citant Richter « qui installait toute son œuvre dans une problématique sans dévolution, sans séquence, sans attachement précis démontrant que son cerveau ne savait certainement pas avoir de sectorisation dans les attributs de ses œuvres peintes : « Mes tableaux sont sans objet….Ils n’ont par conséquent ni contenu, ni signification, ni sens ; Ils sont comme les choses, les arbres, les animaux, les hommes ou les jours, qui, eux aussi, n’ont ni raison d’être, ni fin, ni but. ». Peut-on signifier cela comme un trouble artistique ? » En conclusion, Bernard Troude explore ici les marqueurs sensitifs du cerveau et son extraordinaire plasticité (flux à l’altération « programmée ») en se tournant vers l’avenir – notre environnement numérique, synesthésique et spatiotemporel en constante évolution – et en se posant les bonnes questions quant au devenir affectif et intime de l’art et de la perception des œuvres.
ANTICIPER LE MOMENT OÙ LES MERLES CHANTERONT EN CHINOIS
Anthony JUDGE né à Port Saïd, ville portuaire du Nord-Est de l’Egypte, est Australien et a conduit l’essentiel de sa carrière en Belgique comme secrétaire général et directeur de la communication et de la recherche à l’UIA (Union of International Associations). Il a ainsi contribué à l’établissement d’un nombre considérable de bases de données encyclopédiques interactives sur le management des ressources et le développement humain telles que l’encyclopédie mondiale : The Encyclopedia of World Problems and Human Potential ou la Yearbook of International Organizations. C’est en outre l’organisateur de nombreux colloques ou meetings et un auteur prolixe qui a publié des milliers de documents ou rapports liés à la gouvernance, l’information, la connaissance ou la stratégie. En 2007, il fonde l’union des associations imaginatives (Union of Imaginative Associations) qui est une structure ouverte aux personnes et associations soucieuses de répondre de façon efficace et relevante à la génération croissante de flux d’informations et de connaissances dans un environnement de plus en plus complexe. La teneur, la densité et le contenu iconographique et interactif de l’essai qu’il nous propose de découvrir dans PLASTIR donne un aperçu de l’étendue et la pertinence de son savoir encyclopédique ou plutôt de son imagination au carré. Le lecteur est d’emblée pris dans la nasse qu’il lance ici à propos des capacités cognitives et sémantiques insoupçonnées des merles, des correspondances entre leurs sonogrammes et l’idéographie chinoise, preuves à l’appui. Cependant, la quête d’Anthony Judge dépasse rapidement cet aspect esthétique pour explorer les capacités de transmission de l’information des merles à ce jour inexploitées contrairement aux pigeons voyageurs, en les mettant en perspective avec les nouvelles technologies et les connexions internet « invasives » dont nous faisons l’objet. Ainsi ces codages en songbite, ces transferts d’information ou ces cartes soniques multimodales. Ainsi cet abord singulier de la guerre mimétique et donc de noopolitique (guerres métaphoriques ou mimétiques) traité sous un angle différent par Philippe Quéau dans le précédent numéro de PLASTIR 35, 06/2014. L’étau se resserre avec la montée en puissance de la Chine face aux USA et les possibles conflits cyberspaciaux que cela pourrait entraîner. D’où la question des métalangages et de nombreuses suggestions sur les systèmes de codages mimétiques et métaphoriques utilisés par les différentes communautés électroniques. L’auteur nous donne maints exemples d’utilisation de la connaissance sur la sensibilité des oiseaux pour la fabrication de systèmes d’information ou de reconnaissance intelligents, d’avions, de radars mimétiques et de drones, où là encore la chine s’illustre tout naturellement, son histoire étant liée à l’oiseau et sa symbolique. La littérature, même si elle dite paradoxale, est en outre loin d’être exempte de son récit. Il cite de nombreux écrivains ou poètes tels Poe, Taylor, Stevens ou Patea pour l’Avant-Garde ainsi que cetaines associations symboliques entre les merles et le corbeau de La Fontaine par exemple, lui donnant prétexte à un trait humoristique (représentation du conseil « oiseux » du G8). On ne peut tout citer tant l’approche est riche, dépeignant tantôt les modalités représentatives ou cognitives liées à cette polysensorialité et son exploitation par l’homme (exemple de l’énaction – embodiement ou de la sphère imaginative), tantôt ses versants ou paradoxes esthétiques, artistiques (notamment musicaux avec la mise en orchestration des chants d’oiseaux et poétiques avec les haikus ou la calligraphie) ou synesthésiques, voire heuresthésiques (PLASTIR 29, 12/2012) pour finir sur une interrogation à propos de notre mode de pensée et de communication. L’ensemble de ces informations, y compris cet article en mode dynamique, sont accessibles sur le site de l’auteur: laetus in praesens.
LA PLASTICITÉ DES EMOTIONS ET LE FACTEUR HUMAIN
Mariana THIERIOT et Brian LYNCH nous présentent ce travail original sur la plasticité humaine et le rôle crucial qu’y jouent les émotions. Nos lecteurs connaissent bien Mariana Thieriot Loisel, professeur de philosophie actuellement détachée au Canada dans le département de génie informatique et des télécommunications d’UNIFIIEO (Osasco-Brésil), qui publie régulièrement dans PLASTIR. Brian Lynch, qui nous fait l’honneur de collaborer à ce numéro, est quant à lui médecin et psychothérapeute à Chicago (USA). Professeur adjoint de clinique à l’Université de l’Illinois, il a pratiqué tous les arts de la médecine, du pôle urgentiste à la thérapie individuelle ou familiale en s’axant sur les addictions et les affects. Egalement philosophe, il a écrit de nombreux essais sur la psychologie ou l’éthique humaine, centrant, dans le prolongement des travaux de Silvan Tomkins (il a notamment publié « Maximiser nos connections émotionnelles » au Silvan Tomkins Institute de Dallas en Octobre 2010), ses recherches sur les émotions. D’où cette rencontre avec Mariana Thiériot Loisel autour de « Knowing your emotions » (Interest Books, Inc. Chicago, 2010), un de ses ouvrages phares où il explique en quoi nous devrions être plus à l’écoute de nos émotions basiques ou profondes et développer dans tous nos actes l’affect positif qui est en nous. Mariana nous l’explique d’emblée comme l’ouverture d’une boîte de Pandore qui lui a permis à la fois de redécouvrir sa propre démarche sur les affects et l’intentionnalité et de s’ouvrir à la « Plasticité de l’esprit » développée par Marc Williams Debono. L’ensemble de ce parcours est minutieusement relaté, autant dans les choix que dans les médiations professionnelles et personnelles que l’on est amené à prendre toute sa vie sous l’influence majeure du facteur émotionnel. « L’émotion est première » commence ainsi l’article, qui sous couvert de Nathanson, Lacan ou Ricoeur décline le désir qui nous meut et nous fait franchir tous les éceuils, puis méthodologiquement et tour à tour, le comment et le pourquoi de chaque étape, les réponses apportées par le facteur humain et les principaux binômes concernés par cette approche. Ils sont volontairement présentés à la fois dans la langue maternelle de Brian Lynch et traduits puis explicités par Mariana Thiériot Loisel. Citons en quelques uns parmi ceux amplement détaillés : le binôme sursaut-surprise, peur-terreur ou intérêt-excitation. Cet essai va cependant beaucoup plus loin en analysant le rôle des émotions négatives, du burn out, des syntonies affectives ou du « mur empathique ». Il en ressort que le terrain de travail privilégié pour la résolution de nos contradictions est sans aucun doute celui de la plasticité des émotions et par là de l’esprit, au sens original qui lui est donné, à la fois d’interface dynamique, de vecteur et d’instrument conduisant à appréhender humainement la plasticité du réel.