Plastir n°32 – 09/2013

LES ARTS, LA POÉSIE, LA MUSIQUE ET LE RÉDUCTIONNISME

Danielle BOUTET est professeure dans le département de psychosociologie de l’UQAR (Université du Québec) et chercheure en pratique des arts. Elle a créé et dirigé pendant une dizaine d’années le Master of Fine Arts in Interdisciplinary Arts au Goddard College (Vermont, USA) et a fortement contribué à l’instauration de nouvelles pratiques artistiques d’architecture et des arts visuels de l’Université Laval pour la création de la Maîtrise Inter-arts. Avant de prendre cette orientation, elle s’était consacrée près d’une vingtaine d’années au domaine de l’andragogie. Son activité est aujourd’hui centrée sur « les dimensions épistémologiques du processus créateur en art », qu’elle aborde dans sa pratique enseignante mêlant art, science et transdisciplinarité. D’où une pédagogie axée sur les savoirs disciplinaires, mais aussi infra- et non disciplinaires, sur « l’intermédialité » et sur les nouvelles pratiques artistiques. Pour elle, l’art est clairement une forme de connaissance à part entière inséparable des autres champs de la connaissance dont ceux de la science, de l’herméneutique ou de la psychanalyse. En résumé, Danielle Boutet prône une pratique de l’art qui soit à la fois relationnelle, communautaire et réellement activiste. Parmi ses publications récentes, « Vision and Experience: The Contribution of Art to Transdisciplinary Knowledge ». Transdisciplinary Journal in Engineering & Science, Vol. 4, December 2013, Atlas Editor TJES, Vol. 4, Dec. 2013, « Materialisms IV: Movement, Aesthetics, Ontology », Université de Turku (Finlande), 16-17 mai 2013 ; « Création d’art, création de soi, création de sens et de pensée », nouveau programme court en Étude de la pratique artistique à l’UQAR. Colloque Réfléchir à la formation artistique, congrès de l’ACFAS, 9-10 mai 2013 (Université Laval, Canada) ; « Metaphors of the Mind: art forms as modes of thinking and ways of being » Estelle Barrett et Barbara Bolt (dir.), Carnal Knowledge: towards a new materialism in the arts. (Londres : I.B. Tauris), 2013. Dans l’essai qu’elle nous propose, il est question d’aborder les rapports étroits des sciences et des arts sous l’angle d’un « réductionnisme matérialiste » dont Danielle Boutet nous donne d’emblée les clefs. Il s’agit de « la réduction de la conscience et de toutes les choses de l’esprit à des propriétés émergentes, des épiphénomènes résultant de l’interaction de composantes matérielles » qui constitue, à l’image du positivisme ou du matérialisme scientifique ambiant, une grande partie de la pensée dominante. Cet environnement « scientophile », nous dit-elle, est particulièrement en vogue au sein des neurosciences qui corrèlent bien les phénomènes de conscience étendue comme l’expérience de mort imminente ou la méditation bouddhique, mais ne reflète en rien le « contenu » du cerveau (la connaissance, l’histoire du sujet) et l’expérience intime de l’artiste, son ressenti. Et l’auteur de citer abondement Pinker et sa psychologie du statut social de l’homme, notamment celui, péjoratif, qu’il accorde aux activités « biologiquement triviales et futiles » comme l’art. L’observateur y serait pour lui comme pour le neurologue Sachs un « biologiste extraterrestre » se demandant pourquoi les arts existent, ce qu’ils apportent à l’homme en dehors d’un plaisir fugace (analogue à « un cheese-cake auditif » pour ce qui concerne la musique) ? Certains comme Levitin ou Hausser pensent que cela lui apporterait certains avantages évolutifs, mais ils sont minoritaires. Pinker adopte quant à lui sur ce sujet comme sur les notions d’esthétique, de beauté ou de fiction, un ton sarcastique voire méprisant, mais surtout n’expliquant en rien le contenu et l’objet de l’art, nous dit Danielle Boutet qui préfère interroger la philosophie, notamment australienne, que les neurosciences pour comprendre le pourquoi et le comment de la création artistique. Ainsi cite-t-elle Grosz pour qui « l’art se décline ainsi : l’art est le plaisir de l’excès dans la nature et de l’excès d’énergie dans nos corps », est le propre de la séduction ou « la constriction des matériaux de façon à ce qu’ils deviennent esthétisés ou plaisants », autrement dit répond à une érotique de la forme non pas purement esthétique, mais qui, à l’image de la sexualité de l’orchidée, est nécessaire à la survie de l’espèce. L’auteur nous indique qu’elle a fait le choix délibéré de présenter ces deux auteurs (Grosz et Pinker) car ils sont représentatifs de l’idéologie scientiste et des dérives épistémiques qui prévalent aujourd’hui, alors qu’il serait fondamental, et d’aucuns (dont des scientifiques de renom) en sont fort heureusement conscients, de livrer notre monde intérieur, notre imaginaire, la face cachée de nos émotions au grand jour !

DES PARCOURS LITTÉRAIRES EN MOSAÏQUES

Georges CHAPOUTHIER est normalien, directeur de recherche émérite au CNRS et a suivi un double cursus en neurobiologie et en philosophie. C’est dire qu’il est proche de nos centres de préoccupation. Ses travaux en biologie portent sur la psychopharmacologie de l’anxiété et de la mémoire chez le rongeur. Cependant, l’auteur s’interroge très tôt sur les similarités et les dissemblances entre les règnes animaux et humains, développant de nombreuses approches épistémologiques sur cette thématique et plus généralement sur les liens croisés entre la science et la philosophie. Ses travaux abordent ainsi naturellement la complexité des êtres vivants où il a récemment approfondi le concept épistémologique de mosaïque, les droits de l’animal, et le concept d’animalité qu’il distingue clairement des acceptions kantiennes ou anglo-saxonnes classiques du terme en leur donnant une place à part. Une place qui les différencient sans ambiguïté d’une part « des machines » et d’autre part des droits de l’homme. Cette posture conduit l’auteur à adopter une ligne de conduite éthique, morale et culturelle repositionnant la condition humaine. Il a notamment publié sur ce sujet « L’homme, ce singe en mosaïque », préface de Patrick Blandin, Editions Odile Jacob (2001), « Qu’est-ce que l’animal ? », Collection “Les petites pommes du savoir”, Editions le Pommier (2004), « Kant et le chimpanzé, Essai sur l’être humain, la morale et l’art », Editions Belin (2009, Prix « Achille Urbain » 2010 de l’Académie Vétérinaire de France), « L’homme, l’animal et la machine-Perpétuelles redéfinitions » CNRS Editions, avec F. Kaplan (2011), « Mosaic structures in living beings in the light of several modern stances », Biocosmology- Neo-Aristotelism (online), 2012, 2(1-2), 6-14 ou encore « La question animale – Entre science, littérature et philosophie », sous la direction de J.P. Engélibert, L. Campos, C. Coquio, G. Chapouthier, Presses Universitaires de Rennes – Espace Mendès France Poitiers (2011). Notre ami Georges Chapouthier qui a récemment abordé d’autres domaines de la connaissance tels que ceux de la communication en temps réel, est également féru de poésie. Il a notamment publié sous un de ses pseudonymes dans PLASTIR 5, 12/2006 son approche des liens science-poésie et un beau texte sur la structure des haïkus. Dans le texte qu’il nous délivre ici, il est question de cette jonction assumée du poète et de l’homme de science et aussi de la pertinence des parcours en mosaïques traversant à la fois le domaine du vivant (la formation des êtres, leur emboîtement ou leur juxtaposition menant à la complexité biologique) et la genèse du langage, du roman ou du poème. De très beaux exemples nous sommes donné tels ce roman écrit à quatre mains dont « les tesselles multiples se combinent pour constituer la mosaïque de l’ouvrage », ces analogies puissantes entre le renku, le haiku ou l’haïbun de la poésie japonaise et leurs versants francophones ou encore « le narraotème » de Bouraoui donné comme exemple de « l’aboutissement en mosaïque de la combinaison et de l’intégration de diverses formes littéraires : prose et poésie s’y mêlent, dans un écoulement lyrique ininterrompu de versets, propres à dessiner les tesselles du réel et du rêve ».

PERPÉTUER L’ÉPHÉMÈRE ? NOTES ÉPISTÉMOLOGIQUES POUR LA CONSERVATION DE L’ART CONTEMPORAIN D’APRÈS LA PHILOSOPHIE DE XAVIER ZUBIRI.

Alfredo VEGA CÁRDENAS est conservateur-restaurateur de biens culturels, philosophe et artiste plasticien. Il est membre du CIRET (Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires), du « Conseil International des Musées ICOM France » où il siège au comité international de conservation et à présent du groupe de recherche « Plasticités Sciences Arts ». Il achève actuellement son doctorat en Histoire de l’Art à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1. Ses axes de recherche abordent des sujets liés aux domaines de l’épistémologie, de l’art contemporain, de la transdisciplinarité ainsi que de la conservation-restauration de biens culturels. Cet article constitue une première approche des enjeux de conservation et de transmission de l’art contemporain, à partir d’un nouvel horizon épistémologique basé sur la philosophie de Xavier Zubiri. En présentant les fondements de la première partie de la trilogie établie par le philosophe espagnol en référence à l’acte d’intellection, l’auteur pose la première pierre d’un système de compréhension de l’art contemporain, pour les restaurateurs en particulier, et plus généralement pour les spécialistes impliqués dans l’art contemporain et le patrimoine culturel. Ainsi nous dit Alfredo Vega « l’objet restaurable peut-il être analysé en tant que système de notes dans l’horizon de réalité ; le restaurateur, en tant que sujet de l’acte d’intellection appréhende ce système de notes en tant qu’objet restaurable. Cette appréhension constitue l’axe d’une nouvelle manière de compréhension de l’art contemporain en vue de sa conservation et de sa transmission. Par cet acte d’intellection, le sujet et l’objet sont dans la réalité, c’est-à-dire qu’ils constituent l’actualité respective d’une réité susceptible de transformation. » C’est là une nouvelle dimension de l’objet de la restauration (l’œuvre d’art) et de l’acte réflexif qui le fonde suivant la perspective zubirienne. Une démarche que l’auteur voudrait voir reconnaître « dans un nouveau système de construction ma de l’objet restaurable, tout en dépassant la catégorisation des objets prescrite dans le corpus théorique et déontologique de la conservation-restauration », autrement dit dans une perspective épistémologique prenant véritablement en compte « l’intelligence sentante du restaurateur » prônée par la philosophie de Zubiri qu’il serait temps de connaître et d’étendre à d’autres champs croisés de la connaissance.

LA THÉORIE DES CATASTROPHES ET SON FONDEMENT ONTOLOGIQUE CHEZ LEMOIGNE ET THOM

Abdelkader BACHTA est épistémologue et professeur de philosophie à l’Université de Tunis. Comme on l’a déjà présenté, il a publié de nombreux ouvrages sur la rationalité scientifique, les Lumières ou l’idéalisme kantien, ainsi que des articles de fond sur la philosophie des sciences dans la revue d’épistémologie DOGMA. Après avoir publié trois articles dans PLASTIR sur le mathématicien René Thom et sa relation aux sciences cognitives, respectivement dans PLASTIR 27, 06/2012. PLASTIR 29, 12/2012 et dans le présent article, il vient de publier un ouvrage sur “ Thom et la modélisation scientifique ” aux éditions L’harmattan dans lequel il montre le désintérêt de l’auteur de la théorie des catastrophes pour l’analyse compartimentale et les modèles cognitifs prolongeant la logique quantificative, contrairement au modèle physique de Bohr. Dans cette nouvelle contribution, Abdelkader Bachta situe de façon très intéressante le fondement ontologique de la théorie thomienne des catastrophes en l’éclairant du point de vue systémique et constructiviste de Jean-Louis Lemoigne. C’est donc au travers de la perception de la théorie des catastrophes et plus généralement de l’aristotélisme de Thom par Lemoigne que l’on découvre les notions fondamentales de stabilité structurelle, de quantification ou d’arithmétisation et surtout de topologie thomienne. Ainsi Bachta affirme-t-il: « On peut soutenir aussi que Lemoigne a saisi le sens ultime, disjoint de toute considération mathématique, des trois constituants de la théorie thomienne dont on s’occupe : le caractère fondamental de la stabilité structurelle, le fait que le conflit est une opposition, une lutte et l’idée que la catastrophe est un saut, une rupture (…) Mais la différence a lieu lorsqu’on considère l’esprit mathématique régnant chez nos deux auteurs : nous avons montré que René Thom est proche du concret, que c’est un géomètre (…) Lemoigne, par contre, est un arithméticien. » Il met ainsi à jour en prenant comme exemple l’embryologie en tant que “paradigme essentiel chez les deux auteurs pour traiter l’évolution” ou leur position commune apparemment anticartésienne, un véritable fossé ontologique entre les deux conceptions. L’un, Lemoigne, adopte une position anti-réaliste, voire platonicienne, tandis que l’autre, Thom, suit une logique réaliste et métaphysique dans la tradition de Descartes ou de Newton, ce qui fait dire à l’auteur que “Lemoigne a « désaristotélisé » l’approche qu’adopte Thom ou (…) que notre penseur a platonisé Thom”, mais que sur le fond, les deux pensées constructiviste et géométricienne ne se rencontrent pas.

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