Robert DRURY KING est PhD en philosophie de l’université Purdue (West Lafayette, Indiana, USA) où il a soutenu une thèse sur le concept de système après une maîtrise en littérature. Il a publié dans de nombreux journaux et travaille actuellement sur deux ouvrages, une traduction du livre de Anne Sauvagnargues « Deleuze et l’art » en collaboration avec Samantha Bankston et un livre sur la systémique intitulé « Systèmes pensants: Courants précurseurs de la cybernétique à la théorie des systèmes » avec Darrell Arnold de St. Thomas University. Robert D. King fait partie du bureau éditorial de « l’International Big History Association Journal » et du « Journal of Philosophy: A Cross-Disciplinary Inquiry » édité aux USA et produit au Népal où il est responsable des critiques de livres. Son travail de fond est axé sur la théorie des systèmes et la philosophie. Il enseigne également les humanités au collège de Sierra Nevada (USA) ainsi que dans le domaine de la critique littéraire, de l’histoire, des civilisations mondiales et d’écopsychologie. Faisant écho de façon très intéressante à l’article de J-L Lemoigne sur les épistémologies constructivistes publié dans le précédent numéro de PLASTIR ainsi qu’à celui d’Olivier Pénelaud sur le concept Varélien d’énaction publié dans PLASTIR n°18, Robert D. King nous résume le fruit de ses réflexions comme suit : L’emploi de concepts systémo-théoriques est répandu dans la philosophie européenne du XXe siècle, les sciences cognitives ainsi que dans la théorie des systèmes autopoïétiques et sociologiques. Ces différents champs d’étude peuvent être encore plus étroitement approchés puisque chacun assigne une forme de clôture opérationnelle aux systèmes. La clôture opérationnelle renvoie à la capacité d’un système à se distinguer de son environnement afin de construire une complexité interne à travers des mécanismes de causalité circulaire et de réactions récursives. Développée à l’origine dans la théorie autopoïétique d’Humberto Maturana et de Francisco Varela comme une fonction des systèmes autopoïétiques, le concept de clôture opérationnelle a des origines philosophiques plus profondes. Il n’a toutefois pas fait l’objet d’une histoire intellectuelle. Cet essai développe une telle histoire en situant l’origine du concept au sein de la philosophie Kantienne et idéaliste allemande, notamment dans l’ontologie de G.W.F. Hegel, et sur son sillage, dans les épistémologies constructivistes du XXe siècle. Après avoir établi la dette conceptuelle que les champs des systèmes doivent à l’ontologie Hégélienne, cet article examine les problèmes philosophiques communs que le concept de clôture opérationnelle a l’habitude de résoudre dans les récits contemporains des systèmes, et affirme l’importance épistémologique de ce concept dans ces champs. ». Nous lui en sommes très reconnaissants, d’autant que son approche philosophique aborde les ontologies, les systèmes cognitifs et autopoïétiques en profondeur, qu’il s’agisse de l’apport des systémiciens, de Maturana et Varela, de Deleuze et Guattari ou du concept de ‘sublation’ de Luhman, toujours rapportés à la philosophie d’Hegel et à l’impact de la clôture opérationnelle dans une société en perpétuelle transition. Comment les systèmes sont-ils construits et s’actualisent-ils ? Quelles sont les conséquences épistémologiques de cette autopoïèse ? Quelles sont ses répercussions sociétales et humaines en termes de récursivité, de sémantique et de phénoménologie ? Robert Drury King répond en détail à toutes ces questions en situant leur origine kantienne et en ouvrant de nouvelles perspectives à l’histoire de la théorie des systèmes et aux épistémologies constructivistes. Il introduit aussi, en particulier avec les travaux insuffisamment connus de Luhman, une véritable pensée philosophique de la ‘cybernétique’ qui donne un second souffle aux champs d’investigations contemporains en la matière.
L’INTERSUBJECTIVITÉ CHEZ EDGAR MORIN COMME PARADIGME DE CONSTRUCTION DE L’OBJECTIVITE SCIENTIFIQUE
Auguste NSONSISSA est professeur de philosophie à l’Université Marien Ngouabi du Congo-Brazzaville, assistant à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines (spécialité : Logique et Epistémologie). Il est également membre et secrétaire exécutif assistant le Président de la Société Congolaise de Philosophie (SOPHIA). Il a récemment publié « Transdisciplinarité et transversalité épistémo-logiques chez Edgar Morin » (L’Harmattan, 2010), s’ingéniant à y décrypter le message de la complexité. Il développe pour PLASTIR le rôle de l’objectivité scientifique et de l’intersubjectivité dans l’œuvre d’Edgar Morin en prenant comme base de réflexion le rôle prépondérant de la prise de décision à l’échelle de l’individu, du sujet connaissant, mais également de l’histoire des sciences. Auguste Nsonsissa pose donc une nouvelle fois la question épineuse de la réalité de toute objectivité scientifique, de sa vérité, et il y répond au travers de la vision de Morin qui intègre l’observé dans l’observation, autrement dit ne se dérobe pas, mais fait partie intégrante du processus de découverte. Le chercheur est nécessairement inscrit dans ce jeu entre objectivité et subjectivité. Il ne doit pas chercher à l’éviter ou à le minimiser, mais au contraire se laisser porter par sa dualité. Et l’auteur de montrer avec force, d’une part que le rejet de la subjectivité est une erreur, et d’autre part que c’est bien le sujet qui en dernier ressort transcende sa part analytique pour donner le message qui lui semble le plus proche de la réalité des faits. Pour le démontrer, il s’appuie sur les grands axes donnés par Edgar Morin dans « La Méthode », notamment « La vie de la vie » et « La connaissance de la connaissance », examinant point par point la logique de la décision, ce qui la freine et ce qui l’épanouit, quelle est sa part obsessionnelle et sa part compulsive, comment le chercheur, qui n’est qu’un homme, peut s’y soustraire ou relativiser, comment peut-il gérer la complexité essentielle de toute découverte, sa part inconsciente et parfois sa motricité envers et contre toute logique ? Pour y répondre, Auguste Nsonsissa passe en revue le paradigme Kuhnien et le positivisme logique de Popper, et l’impact qu’ils ont démontré sur la prise de décision dans l’histoire des sciences et des sociétés. Théories empiristes ou rationalisantes de la science sont légions en la matière. Dialogues de sourds également. Cependant, cela n’empêche pas l’éclosion des grandes révolutions scientifiques car leur portée est incommensurable et dépasse souvent l’homme qui tente de se projeter dans les mondes à peines imaginables et parfois étranges qu’on lui propose. Et c’est bien lui, ce ‘pauvre hère’ qui est au centre de ces mondes- quantiques ou « supercordés » -. C’est bien lui qui est réintroduit en tant que sujet connaissant au sein de la connaissance en marche. « Ce principe opère la restauration du sujet, et désocculte la problématique cognitive centrale ; de la perception à la théorie scientifique, toute connaissance est une reconstruction et une traduction par un esprit dont le cerveau ne fait pas abstraction de la culture. C’est un principe qui critique la spécialisation. Celle-ci abstrait, c’est-à-dire extrait un objet de son contexte et de son ensemble, en rejette les liens et les intercommunications avec son milieu. Ce principe est aux antipodes des disciplines qui brisent arbitrairement la « systémicité », celle qui admet la relation entre le tout et la partie. Il re-pense la démarche qui conduit à l’abstraction mathématique qui opère d’elle-même une scission avec le concret en privilégiant tout ce qui est calculable et formalisable. » dixit l’auteur. Sans doute faut-il, à l’instar de Morin conjuguer une épistémologie externaliste d’une épistémologie internaliste, poser un principe téléobjectif, c’est-à-dire où les théories scientifiques sont à la fois objectives et projectives, pour tenter de résoudre cette problématique ? Peut-être faut-il ré-envisager le rôle de l’observateur et aussi celui de l’interobjectivité et pas seulement de l’intersubjectivité, dans toute connaissance objective, ce qui nous ramène à la critique de la raison pure de Kant ? L’auteur préconise ainsi une approche méta-épistémologique et transdisciplinaire du sujet connaissant, l’intersubjectivité comme socle de l’objectivité en science étant controversée et le sujet étant par nature trop complexe et pluriel dans ces comportements et décisions. Suivant Edgar Morin plutôt que Popper, il nous conseille d’adopter « […] une démarche trans-subjective n’excluant pas […] le droit à la subjectivité » et de jamais faire l’économie du sujet.
Nicolas BRUNELLE est polytechnicien de formation, spécialisé en biophysique et musicien. Afin de joindre ces deux passions, il se tournera très tôt vers l’étude des liens croisés entre la science – les mathématiques notamment – et la musique, thème développé sur les traces de Xenakis dans un mémoire présenté à l’Université Paris VIII en 2005. C’est cette étude, s’étendant des temps antiques à la modernité, avec notamment les créations de musique contemporaine de l’IRCAM ou du MIT que nous avons choisi de présenter ici. Les lecteurs pourront se référer au précédent article de l’auteur publié dans PLASTIR n°19 qui montre comment science et musique n’opposent en rien cerveau rationnel et cerveau émotionnel. Il franchit un pas de plus ici en prouvant la proximité des deux langages : la mathématique et la musique, leurs points de jonction ou ‘rapports’ mis à jour dès l’Antiquité par l’école Pythagoricienne (intervalles, harmoniques, quintes…), promus aux XVe et VIe siècles par des génies comme Stradivari ou Leonard de Vinci et jamais démentis depuis. Cela étant dit, Nicolas brunelle met un bémol sur la forme de cette courbe ascendante, parfois rayonnante, mais souvent par trop rationalisante de la Renaissance aux Lumières. Ainsi le tempo introduit par Bach et Mozart, rationalisant, ‘anthropomorphisant’ la musique au rythme des battements du coeur humain. Ainsi, les points de rupture et la désalliance se faisant jour au XIXe siècle déchiré entre le lyrisme musical, le passionnel et le positivisme en marche. Confrontations encore d’actualité et transcendées dans de nouvelles approches régénératrices telles celles de l’école de Vienne, puis de la musique contemporaine. Et là, Nicolas Brunelle voit en Freud d’une part et en Xenakis, d’autres part, les ‘grands fomenteurs’, ceux qui unissent science et art. « Dès lors, Mathématique et Musique et surtout Science et Musique deviennent deux langages similaires, car tous deux sont alors quasiment irrationnels, voire artistiques. Les frontières entre l’Art et la Science ne sont plus qu’infimes [..] ». La psychanalyse tout d’abord : elle tient lieu pour l’auteur de rédemption : le volontarisme intarissable des scientifiques voulant tout expliquer (le ça) explosant dans le surmoi des hommes pétris de chair et de vibratos, l’inconscient collectif de l’humanité. La musique acoustique et contemporaine ensuite, elle incarne un tournant du XXe, le passage du continu au discontinu avec l’impact des découvertes de la physique quantique, du tonal à l’atonal avec la musique sérielle de Shoenberg, du dépassement réussi de la combinatoire entre hasard et nécessité, entre complémentarité et inséparabilité dans l’œuvre de Xénakis, à la fois mathématicien et musicien. Subjectivité, intuition, science, créativité ne présentent ainsi plus de pseudos frontières infranchissables érigées par la société, elles s’allient naturellement à l’heure de l’intelligence artificielle et de la communication en temps réel. Et Nicolas Brunelle de citer des chercheurs contemporains comme J-C Risset qui perpétue cette démarche sans pour autant faire une course éperdue vers la modernité, sans nier l’irrationnel ou la part spirituelle qui existent dans l’homme. Notre siècle semble ainsi grâce à la crise du XIXe réussir l’alliance entre l’émotionnel et le rationnel, le subjectif et l’objectif, là où par le passé ces deux tendances se déchiraient. Ces avancées se poursuivent aujourd’hui au MIT et à l’IRCAM, tandis que le monde est à nouveau en crise et plus que jamais en quête d’une spiritualité perdue. La musique « n’est-elle pas le reflet de la nécessaire ouverture de la civilisation occidentale, qui, comme la Science, est en face de ses contradictions ? La physique moderne voit une issue et une unification dans la Théorie des Supercordes: n’en revient-on pas aux origines avec la théorie des cordes de Pythagore, pour mieux avancer ? » conclura l’auteur en guise d’ouverture. Laissons ce chant nous impressionner.
SOCIÉTÉ APPRENANTE ET ECOLOGIE DE L’ESPRIT
Mariana THIERIOT LOISEL n’est plus à présenter pour les lecteurs de PLASTIR. Philosophe Canadienne d’origine Brésilienne, elle nous donne régulièrement la primeur de ces réflexions et thèses philosophiques. Nous avons notamment publié l’intégralité de son post-doctorat portant sur l’étude des mutations humaines dans les numéros 14, 16 & 17. Elle aborde ici le domaine des sciences de l’éducation, des sociétés apprenantes et développe, en écho à la démarche pédagogique appuyée du professeur Philippe Meirieu. Cependant, Mariana ne se contente pas de théoriser ou de brosser le portrait idyllique d’une société nantie. Elle nous fait part de son expérience de terrain dans les milieux défavorisés du Nord Est du Brésil, de leur désir incessant d’apprendre jusqu’à l’épuisement, de cette soif du savoir qui vient du plus profond de l’être, qui le traverse et le dépasse dans la mesure où il appelle à une transformation de la société elle-même, de son rapport au monde. Ce qui fait écho à la pauvreté grandissante en Occident et son corollaire d’inégalités, ce qui engendre aussi les crises et mutations que nous connaissons, la désocialisation. En effet, même si les problèmes ne sont pas du même ordre en Europe ou aux USA, cette désocialisation, cette déculturation gagne du terrain. Nombreux sont les échecs scolaires et sociaux. Nombreux sont les SDF, signifiant une montée de la pauvreté paradoxale dans de nombreux pays de nantis. Ainsi, l’auteur de s’interroger à propos de l’éducation dans les favelas : « Cela dit, face aux sociologues et au concept de reproduction des élites, Meirieu s’interroge : Pourquoi supposeraient-ils qu’aucun maître, jamais, ne tenterai de casser le jeu ? [..] Or le jeu qu’il s’agit de casser est celui de la reproduction de l’histoire parentale et de la position de la famille dans la hiérarchie sociale [..] » Problème aggravé par l’analphabétisme d’une partie des ascendants souvent résolu grâce au dévouement des enseignants et totalement transposable à de nombreuses contrées de par le monde, Inde, Afrique et tous les pays où l’exclusion sévit. Ceci étant posé, c’est le contenu même des systèmes démocratiques et éducatifs ou « évaluatifs » qui est passé à la loupe et soumis à l’analyse freudienne et surtout à l’expérience de la neutralité de Barthes ou de l’agir communicationnel d’Habermas. « Ce qui semble difficile, ce qui « ne marche pas » dans le contexte de l’exclusion sociale c’est l’existence de ce monde « construit en commun » et à fortiori de critères d’évaluations concordants qui permettent de définir des normes « bonnes pour tous ». Dans le cas de la pauvreté et de la grande pauvreté on a l’expérience de mondes pluriels qui se juxtaposent à ceux de la classe moyenne et aux classes dominantes sans se toucher : on va d’ailleurs plus en plus faire référence à la « diversité culturelle », sans pour autant résoudre le problème, c’est à dire de faire un effort de réflexion situé pour voir comment à partir de réalités très différentes, on peut s’entendre sur la construction de valeurs communes qui vont guider nos actions morales dans la société afin de réduire ces situations d’exclusion. Abdiquer de la construction d’un monde de valeurs communes auxquelles se référer équivaut à abdiquer la possibilité de la résolution des conflits.», dixit MTL. De fait, ces valeurs communes sont à rechercher dans une approche philosophique ouverte qui prendrait en compte l’évaluation, la formation et la mise en place d’une réflexion à l’échelle de toutes les sociétés en apprentissage et en dialogue permanents. Une approche transdisciplinaire, cela va de soi, un « apprendre à être », une véritable écologie de l’esprit si on se réfère à Meirieu et à Guattari, autrement dit comme conclut Mariana Thieriot, l’instauration d’un « dialogue entre l’action et la réaction, la nécessité d’installer du temps pour l’exercice philosophique de la pensée sur les valeurs et sur les droits et les devoirs des uns et des autres, sur le sens du vivre ensemble…[…] », sur la libre condition « d’exercer sa plasticité humaine, son génie, son talent, par ce qu’elle s’en donne les moyens, parce qu’elle trouve les conditions de possibilité environnementales et philosophiques d’œuvrer à son esprit ».