Dominique LAPLANE, Neurologue à l’Hôpital de la Salpétrière, 23 Mai 1997, Institut de Paléontologie Humaine, Paris.
Le professeur Laplane a souhaité nous adresser un texte actualisé en place et lieu du C.R. de réunion, dont le contenu suit. » Pour le neurologue, l’existence de la pensée sans langage fait partie des données de fait dont la négation est “ une absurdité de convention ” (S. Pinker). Ces données, il les trouve chez les aphasiques mais aussi chez les sourds-muets non rééduqués, chez les jeunes enfants et, à un niveau de performance très inférieur, chez les primates et chez les animaux en général. Il est essentiel de se rendre compte que l’aphasie détruit le lange intérieur au même titre que le langage formulé, écrit ou oral. Si on fait à ce modèle le reproche (très difficile à évaluer) que le cerveau a été au préalable influencé par le langage, on peut répondre en parlant des aphasies congénitales mais plus encore en avançant le modèle de la pensée de l’hémisphère droit séparé de son Homologue par l’opération de la callosotomie. Son étude a valu à Sperry un prix Nobel Cet auteur conclut : “ Clairement, l’hémisphère droit perçoit, pense, apprend, et se souvient, à un niveau tout à fait humain. Sans le recours du langage, il raisonne, prend des décisions « cognitives », et met en œuvre des actions volontaires nouvelles ”.
Un autre point essentiel à prendre en considération est que la pensée sans langage tient sous sa dépendance la pensée achevée qu’est la pensée langagière. Les preuves font elles aussi partie de la littérature classique qu’il suffit d’utiliser. Les tests à la Luria, appliqués à des malades atteints de lésions frontales ne perturbant pas le langage en tant que tel, révèlent un effondrement des capacités de raisonnement d’autant plus spectaculaires que l’intégrité du langage ne le laisse pas deviner à un examen superficiel. Les délires qui surviennent en général sans perturbation du module linguistique montrent aussi que l’intégrité du langage n’entraîne pas ipso facto une préservation de la pensée. L’altération de celle-ci ne peut venir que de la dégradation d’une pensée non verbale. Ce n’est pas sur ces données de fait accessibles à qui veut bien se donner la peine de les constater ou de consulter la littérature que doit porter la discussion, mais sur la nature de la pensée sans langage et sur ses rapports avec le langage.
D’après l’idéologie ambiante, le cerveau doit être assimilé à une machine de Turing, la majorité de ceux qui admettent l’existence d’une pensée sans langage, comme montré plus haut, supposent que la pensée sans langage repose elle-même sur un langage universel mais dont les secrets ne sont pas encore percés, car ce langage ne doit comporter aucune de sources d’ambiguïté qui frappent le langage ordinaire. Cette supposition ne s’explique que par le préjugé idéologique sur lequel elle repose. En effet nul n’a réussi à créer un tel langage et il existe de sérieuses raisons linguistiques de douter qu’il puisse exister. Il est remarquable notamment que tout effort pour diminuer les ambiguïtés du langage entraîne une réduction du champ sémantique Il est évident en outre que tant pour vivre, survivre ou parler, nous devons avoir, immédiatement disponible à l’esprit des myriades de connaissances, impossibles à traiter de façon instantanée de manière discursive.
Il faut donc imaginer autrement ce qu’est la pensée sans langage. Il faut ici se défier de la croyance populaire selon laquelle celle-ci se résumerait à des impressions visuelles. L’auteur amène des arguments en faveur d’une pensée non verbale non seulement sans mot mais aussi sans image. Il est suggéré que les réseaux de pseudo-neurones artificiels, qui ne fonctionnent pas sur un mode symbolique, peuvent être considérés comme un modèle certes assez fruste mais cependant utile de pensée sans langage. Il est montré comment on peut concevoir que les opérations de tels réseaux pourraient présenter le substrat non symbolique résultant de leur calcul au module linguistique chargé de le transposer selon le code linguistique vulgaire.
Le langage aurait dès lors pour référent la pensée non verbale de l’émetteur, que le récepteur s’efforce de décoder de façon nécessairement approximative. La question si désespérément stagnante de la sémantique, depuis qu’on a renoncé à référer le langage au monde extérieur, trouverait dans cette interprétation un nouvel élan en évitant au langage de devenir auto-référentiel. Faut-il souligner que si le langage apparaît alors comme un instrument de la pensée, cet instrument est essentiel, car il est nécessaire à son achèvement pour de nombreuses raisons toutes obvies? Les conséquences philosophiques, linguistiques, pédagogiques, herméneutiques etc. sont encore à explorer mais évidemment importantes. »
Cette présentation a été suivie de nombreuses questions tant sur le plan des pathologies citées, que sur le langage. P. Poncet, immunologiste à l’institut Pasteur, n’est par exemple pas convaincu par le cas des aphasiques qui, contrairement aux cas normaux ou aux enfants sourds- muets, ont eu une expérience du langage préalable. J.M Philippe et d’autres intervenants demandent où se situe l’intervention de la conscience dans ce couple pensée-langage ? Ce à quoi D. Laplane répond, en nous frustrant un peu, que le sujet est suffisamment complexe, et qu’il a volontairement choisi de ne pas aborder le problème de la conscience. En revanche, l’idée d’une pensée sans langage paraît très séduisante à des médecins, certains linguistes et des sémanticiens présents dans la salle qui souhaitent que D. Laplane réussisse à convaincre le plus grand nombre.
Marc-Williams Debono ajoute qu’il serait intéressant de rapprocher ces observations des dires incessants du poète, parfaitement illustrés par Edouard Glissant dans « L’intention poétique« . L’auteur parle de l’ébauche du sens, qui à travers d’incessantes redondances, aboutit sans l’ombre d’une pensée <consciente> à l’œuvre créatrice. Ne s’agit-il pas, comme Glissant le dit à propos de Mallarmé « d’une poétique de la pensée » (une poétique « précédée d’un ardu et savant silence », où « la méditation du langage précède la venue du poème »), qui, « partagée peut-être avec quelques-uns, se transfigure alors ou non en « pensée poétique » proposée à tous » ?
Dominique Laplane « La Pensée d’Outre-Mots: la pensée sans langage et la relation pensée-langage », Les Empêcheurs de Penser en rond. Institut Synthélabo, Paris 1997
Dominique Laplane » Existe-t-il une pensée sans langage », La Recherche 325, p 62-67, Nov. 1999.
Dominique Laplane: » La pensée sans langage », Les Etudes, p. 345-357, Mars 2001.
Edouard Glissant: « L’intention poétique », Ed. Gallimard, 1997.