Philippe QUEAU est polytechnicien, ingénieur de l’école Nationale Sup. Telecom et spécialiste de renommée internationale dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Après avoir été directeur de recherche à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) jusqu’en 1996 où il a fondé le programme Imagina dédié à l’image de synthèse et le serveur Web français le « MediaPort » qui hébergea les premiers sites du CSA et du Monde diplomatique, il entrera à l’Unesco en tant que directeur de la Division de la Société de l’Information, occupant différents postes à Moscou (couverture de plusieurs pays dont, la Géorgie, l’Arménie et la fédération de Russie, 2003), à Rabat (couverture de plusieurs pays du Maghreb, 2005), puis à Paris comme directeur de la Division de l’Ethique et du Changement global (2013) et tout récemment , sous-Directeur général de l’UNESCO pour les Sciences humaines et sociales. Philippe Quéau a également été l’initiateur d’un projet international de création d’un monument de la communication à Kobé au Japon et le réalisateur de plusieurs séries TV sur les images de synthèse, le premier film français en 3D « Maison Vole » avec André Martin (1983) et la première liaison mondiale de télévirtualité par liaison téléphonique avec immersion 3D « dans » l’abbaye de Cluny. Philippe Quéau est également un auteur prolixe, comme on l’avait relevé dans la précédente publication de l’auteur dans PLASTIR 25, 12/2011. Son dernier ouvrage : Blessures modernes. Essai de critique théologico-politique de la « modernité » a été publié aux Éditions Metaxu (2011). Outre son esprit d’initiative et de défricheur de nouveaux champs de la connaissance, ce qui frappe dans son parcours, c’est sa propension à dériver autant dans le symbole que dans la signification une vision précoce et lucide des conséquences structurelles des percées synchrones et irréversibles de la cyberculture. Cela se vérifie amplement dans « Cyberterre et Noosphère », texte précurseur dans lequel Philippe Quéau nous donne les grands lignes d’une bioéthique planétaire à respecter absolument dans cette nouvelle jungle du virtuel. « Cette révolution technique annonce aussi un bouleversement économique et social sans précédent, parce que planétaire et synchrone. Les États-nations habitués à gérer un territoire « réel », n’ont pas encore su s’adapter au cyberespace. La radicalisation du télétravail, la généralisation de cyber-entreprises délocalisées, virtualisées, vont constituer un choc frontal pour les visions classiques du monde, habituées à la centralité, la territorialité, la matérialité», annoncait-il ainsi dès 1996, en décrivant précisément les dangers de l’hybridation entre réel et virtuel non maîtrisée. Dangers de confusion des images – entre vision et intelligibilité – jouxtant la « désimagination » d’Eckart, amenant à s’interroger sur le concept représenté, confusion des valeurs entre réel et virtuel, entre fins et moyens ou encore entre la métaphore et les modèles à propos des systèmes de représentation des langages naturels et formels. Mais possible renversement des tendances entre notion de réalité et de virtualité ou fusion avec la naissance des arts virtuels. « Le succès actuel du paradigme du « virtuel » possède, entre autres, une cause d’ordre psychologique. Le monde, ayant perdu toute notion claire du « réel », trouve une sorte de réponse provisoire à l’angoisse qui en découle en invoquant un « virtuel » qui en tient lieu. Le « virtuel » paraît comme une sorte d’alibi du réel, il semble contenir la somme inexpliquée des mystères du monde. Le « virtuel » est une métaphore ample et pratique qui résume d’un mot tout ce que nous ne « réalisons » pas clairement au sujet de la réalité. Le « virtuel » introduit dans le quotidien une distance quasi philosophique vis-à-vis du réel. Il nous oblige à considérer les « réalités » que l’on nous donne à voir avec de plus en plus d’esprit critique. La « réalité virtuelle » et plus encore la « réalité augmentée » viennent ainsi à point nommé pour nous donner à expérimenter des « réalités intermédiaires » faites de bric et de broc, c’est-à-dire de modèles mathématiques et de sensations physiques, de concepts abstraits et de perceptions concrètes. Ces réalités d’un nouveau genre nous rappellent évidemment les intuitions platoniciennes et les « Metaxu« , ces « êtres intermédiaires » qui permettaient jadis de relier la matière et la forme, le savoir et l’ignorance, la beauté et la laideur, les dieux et les hommes. Pour Platon, les intermédiaires permettent de relier ce qu’il serait inconcevable de lier sans eux. Les intermédiaires sont les anges, les quarks et les gluons qui font tenir le monde ensemble, et à défaut, ils comblent au moins les béances profondes que notre langage incise dans la chair du monde », dixit l’auteur nous décrivant l’émergence d’interactions art & science fécondes et de nouveaux médias ou environnements hybrides. En fin de compte, c’est bien la nature de l’homme qui se trouve interrogée dans ses fondements à l’ère numérique. Confrontation entre image de la réalité et réalité de l’image, entre nature et culture <virtuelle>, entre nature humaine et nature mystique, entre monde intelligible et monde sensible, entre sémantiques. Sommes nous aujourd’hui sortis de la confusion ? Rien n’est moins sûr, toutefois la réalité multiple ou la « trans-intelligibilité » des Metaxu et autres êtres intemédiaires nous y aide, et on peut dire, pour répondre à Philippe Quéau dans une optique mésologique éprouvée par les civilisations extrêmes orientales, que la cyberterre est bien ce nouveau « milieu » qui nous habite et que nous habitons pleinement tout en continuant de naviguer à vue dans le dirigeable noosphérique.
PRATIQUE DU DEBAT DANS LE BOUDDHISME TIBETAIN : UN ESPACE D’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Bernard CARMONA est phD en sciences de l’éducation et développe des outils transdisciplinaires dans le cadre de formations pour le management. Il a récemment publié à ce propos « Le réveil du génie de l’apprenant » (Eds. L’Harmattan, 2009) et abordé la pratique du débat du bouddhisme tibétain dans PLASTIR 30, 03/2013, nous montrant comment son projet doctoral sur la complexité des apprentissages l’avait conduit à devenir praticien transdisciplinaire. Dans cet article, il aborde cette pratique en tant que processus créatif mécanique « mettant en mouvement l’intelligence » dans ses aspects à la fois culturels, artificiels et éthiques, nous décrivant pas à pas comment le débat se construit, s’initie avec le rôle prépondérant du challengeur, se poursuit avec les débateurs jusqu’à la naissance d’un consensus commun établissant la cohérence de la doctrine bouddhiste, puis s’achève sur un « fini » scandé trois fois par le challengeur. Les fondements de l’espace d’intelligence artificielle (IA) dans le décours du débat sont selon Bernard Carmona issus de pratiques acquises du bouddhisme telle la relation corps-esprit, plus récemment muée en cognition incarnée et en pratique énactive très présente dans le langage corporel du locuteur, grâce à l’apport considérable de Francisco Varela. Ils reposent également sur une pratique de la métaphore comme action intelligente telle que décrite par l’un des pères de l’IA, Herbert Simon (voir PLASTIR 22, 03/2011 & PLASTIR 26, 03/2012). D’où la position de l’auteur qui revendique cette méthodologie comme indispensable à la pratique du débat vue comme « une machine à produire, incarner et expérimenter des métaphores » et qui nous l’illustre par trois belles métaphores que nous vous laissons découvrir : celle de la montgolfière, celle de la conquête de l’espace (« Deux cosmonautes dans l’odyssée de l’espace de la vacuité bouddhiste ») et celle de la réincarnation. Il nous donnera ensuite quelques pistes de recherche sur la mise en application de ces préceptes telles la modélisation de cette pratique éthique et l’inscription du débat au patrimoine immatériel de l’UNESCO, avant de conclure ainsi sa démarche « En réconciliant imagination et raison, séparés depuis le discours de la méthode de Descartes, Varela et Simon raniment la pensée analogique si précieuse à Léonard de Vinci qui nous dit : « Comme monte le boulon que l´on visse dans l´écrou, de même montera l´hélice que l´on visse dans l´air ». La pratique du débat propose une scénographie de métaphores vivantes dans un espace d’intelligence artificielle. Comme la métaphore transporte le sens, la pratique du débat, derrière la logique rigoureuse des débats, transporte et donne à voir les deux autres nobles vérités du bouddhisme : La cessation de la souffrance et le chemin de libération. En incarnant les métaphores de sa conception du monde, le moine tibétain enfile imagination et raison dans le collier de perles d’un langage artificiel. Cette création d’intelligence vive fabriquée depuis des temps immémoriaux permet d’affronter la complexité des phénomènes. »
Philippe LHERMINIER est professeur de génétique et chercheur émérite au CNRS (Laboratoire Populations, Génétique et Evolution), administrateur de la Société Zoologique de France et vice-président de la Société de Mythologie Française. Il a récemment publié « De l’espèce » Eds. Syllepse (2005) et « Le mythe de l’espèce » Eds. Ellipse (2009) ainsi que de nombreux articles tels « L’espèce entre résilience et sérendipité » CRAS (Nov. 2013) ou des ouvrages collectifs (Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, vol 16/2, 2009). Il nous a confié cet article dans un esprit quelque peu provocateur face aux conformismes de tout bord liés à la question de la perte des espèces et des conséquences que cela engendre quant à la biodiversité. Nous lui en sommes d’autant plus reconnaissants que le code civil vient enfin de reconnaître aux animaux le statut « d’êtres vivants doués de sensibilité », et donc par là, une valeur spécifique à l’espèce. Si ce n’est pas directement lié aux propos de l’auteur, cela les recouvrent, notamment quand il resitue la vraie valeur des animaux, leur utilité, leur utilisation, abusive parfois, leur travail, leur devenir. « Notre intérêt pour les individus sature nos échelles de valeurs…. L’espèce cheval a une valeur mais l’espèce zèbre est sans valeur puisque aucun zèbre n’est utile. », dixit l’auteur. La pensée de l’espèce se construit ainsi progressivement chez l’homme en fonction de l’utilité qu’on lui reconnaît dans la société, mais aussi de ses attraits spécifiques ou ses capactiés affectives (animaux domestiques), de sa reconnaissance dans le public (zoos). Toutefois, Philippe Lherminier distingue très clairement « le désir d’espèce de l’intérêt porté à l’individu utile et agréable », en donnant l’exemple des moustiques ou des mollusques qui pullulent et résistent héroïquement aux plus durs traitements (climatiques, humains ou polluants) sans pour cela être valorisées par l’homme. « Homme qui n’est pas « plus » une espèce que tel moucheron, les « poumons de mer », comme les appelle Platon, sont-ils nos égaux ? Doit-on hiérarchiser les êtres vivants selon une échelle de valeurs d’autant plus suspecte qu’elle place d’office l’homme au sommet ? Différentes sont les valeurs de l’avoir mais égales les valeurs de l’être : dans le monde de la survie les vulgarités de telle bestiole valent bien les ors du cerveau humain. » Nous approuvons là cette remise en phase des échelles de valeur et surtout de l’anthropocentrisme qui nous caractérise. « …la bactérie qui a le moins de gènes a une valeur fascinante puisqu’elle évoque une sorte de degré zéro de la vie. Du coup l’échelle des espèces est mise à mal. Les espèces dites « supérieures » ne sont pas plus des espèces que d’autres « inférieures » : la reconnaissance mutuelle de deux champignons filamenteux est aussi spécifique que la cour sexuelle exubérante des oiseaux de paradis » nous confirme l’auteur, dont on ne peut citer tous les arguments tels ceux liés à la survie des espèces ou les qualités esthétiques de la biodiversité. Cependant, pour l’auteur, depuis la genèse, la valeur d’un être vivant, de la larve de mouche à l’embryon humain se résume à ses qualités de reproduction et « C’est précisément dans cette tension sans fin que réside la séduction de l’espèce ». Démesure qui séduit l’homme répertoriant et fouillant sans cesse les ressources de la Terre et le conduit à adopter des positions éthiques et parfois moralisantes sur les droits et les devoirs de l’espèce, à édicter des principes sociobiologiques, des hierarchies entre animaux ou entre flore et faune et finalement à idéaliser certaines espèces (au détriment d’autres). Ce qui est important finalement nous dit Philippe Lherminier pour conclure, c’est le désir d’espèce, autrement dit le fait d’accorder une vraie valeur à l’espèce, de sortir de l’indifférence pour adopter une pensée symbiotique, autant que faire se peut, de la plasticité du vivant.
RENÉ THOM ET L’ANALYSE CARTÉSIENNE (MATHÉMATIQUE ET LINGUISTIQUE)
Abdelkader BACHTA est épistémologue et professeur de philosophie à l’Université de Tunis. Auteur de nombreux ouvrages ou essais sur la philosophie des sciences, il s’évertue pour PLASTIR à fouiller les fondements épistémologiques de la pensée de notre ami le mathématicien René Thom (consulter PLASTIR 27, 06/2012, PLASTIR 29, 12/2012 et PLASTIR 32, 09/2013). Il a récemment publié chez l’Harmattan un ouvrage à son propos intitulé “Thom et la modélisation scientifique” (Paris, 2013). Dans cet article, l’auteur aborde la question du lien entre mathématique et lingusitique, posant d’emblée la question du rôle de la pensée cartésienne dans la vision thomienne, en particulier dans la théorie des catastrophes et des modéles mathématiques de la morphogenèse. Sur le plan des mathématiques appliquées à la physique, il montre que Thom différencie clairement celles qui sont associées aux processus morphogénétiques des mathématiques purement quantitatives. “La théorie dynamique de la morphogenèse” et le concept de “catastrophe élémentaire” correspondent naturellement aux secondes, plus qualitatives, sans jamais céder à la rigueur analytique. Le versant linguistique abordé par Thom, notamment dans son ouvrage “Langage et catastrophe”, relève de la même logique intégrant les préceptes saussuriens de signifiant et de signifié et privilégiant la structure élémentaire, voire “atomique” de la phrase tout en s’ouvrant à la syntaxe et à la sémantique dans une optique topologique qui lui est propre. “L’action est universalisante, tandis que l’intelligibilité est, au contraire, localisante” nous résume l’auteur à ce propos, en nous montrant que quelque soit l’angle d’attaque, la critique thomienne de l’analyse mathématique est toujours relative, jamais anti-cartésianienne au premier degré, surtout si on la compare à celles de ses contemporains, y compris les linguistes, ayant tendance à adopter cette attitude fragmentée face à la prise en compte des phénomènes complexes.