Soren BRIER est professeur de sémiotique appliquée aux sciences cognitives, de l’information et de la communication à la Business School de Copenhague (CBS, Danemark). Ph.D. en sciences de l’information de l’Université de Copenhague, il a soutenu en 2006 une HDR en philosophie sur le thème « La cybersémiotique : pourquoi l’information n’est-elle pas suffisante en soi ? ». Soren Brier est également le fondateur et rédacteur en chef de la revue Cybernetics & Human Knowing publiée depuis 1992 et le co-fondateur de “The International Association for Biosemiotic Studies” depuis 2005 qui annonçait the American Society for Cybernetics. Membre du bureau du “Sociocybernetics Group” (ISA) et de l’«International Institute for Advanced Studies in Systems Research and Cybernetics”, il a reçu plusieurs prix prestigieux (Systems Research Foundation, Warren McCulloch Award from the American Society for Cybernetics) pour son importante contribution à l’émancipation de la cybernétique et de la sémiotique. Parmi ses nombreux sujets de recherche, outre ceux cités ci-dessus, l’autopoïèse, l’auto-organisation et la théorie des systèmes, les sciences cognitives et du langage, la bio-sémiotique, l’intelligence artificielle, la philosophie de l’esprit, de la nature et de la connaissance dont il sera amplement question dans cet essai au travers des approches de Pierce et de Luhman, l’intersubjectivité, l’ontologie, les spiritualités, les rapports corps-esprit. Nous sommes ainsi plongé au cœur de la transdisciplinarité, face à un savoir non pas encyclopédique au premier degré, mais fondamentalement plastique, transversal, embrassant l’ensemble des systèmes de connaissance sans en privilégier un par rapport à l’autre, traversant allègrement les corps disciplinaires pour en distiller le meilleur. Et c’est naturellement par une approche croisée de la cybernétique et de la sémiotique, par une réallocation des sciences de l’information que Soren Brier opère en créant la cybersémiotique. La question fondamentale qu’il pose est la suivante « Comment pouvons-nous croire en l’assomption scientifique d’un univers physique régi par des lois universelles et déterministes et en même temps baser notre démocratie sur la vision d’un sujet humain doté d’une conscience empirique et du libre arbitre ? ». Et sa réponse est la suivante « Aujourd’hui, la science nous indique que nous sommes des produits de l’univers suivant le processus fondamental de l’évolution. Les nouveaux développements de la communauté scientifique mondiale démontrent que le hasard et la non-linéarité sont des aspects fondamentaux de la réalité. Les systèmes mécaniques sont mineurs, des types spéciaux de systèmes. En outre, la cybernétique et la théorie des systèmes démontrent comment les systèmes physico-chimiques peuvent s’auto-organiser. La théorie autopoiëtique de Maturana et Varela montre notamment comment les systèmes vivants s’autoorganisent en systèmes fermés pour préserver la survie individuelle. Luhmann a généralisé cette théorie biologique à l’étude de la psyché et des systèmes socio-communicatifs. Cependant, seule la sémiotique triadique et pragmatique de C.S. Peirce nous donne un cadre où le sens et l’interprétation deviennent cruciaux dans notre interprétation basique d’un monde en évolution. La cybersemiotique exemplifie cela. Cet article le démontre en combinant les approches de Peirce et de Luhmann en opposition totale aux modèles mécanistes de l’univers et construit un cadre non-dualiste, naturaliste et transdisciplinaire qui prolonge notre conception de la réalité dans la même direction que celle donnée par les travaux donnant lieu à une vision du monde transdisciplinaire par Basarab Nicolescu ». Nous ne pouvons qu’acquiescer et nous plonger dans l’univers de Brier, qui après nous avoir montré les limites du déterminisme physicaliste, développe un nouveau paradigme liant connaissance et réalité, introduisant non seulement des notions fondamentales telles la triple autopoïèse ou l’exosémiotique, mais également une modélisation épistémique des systèmes sociaux produit par l’esprit incarné (the embodied mind) ou énacté selon Varela : l’étoile cybersémiotique, dont les quatre branches relient la vie à la signification et l’énergie à la conscience. La phénoménologie de Brier est essentiellement « phanéroscopique », naturaliste et ternaire au sens de Pierce. Elle se démarque du cartésianisme et situe les limites intersubjectives, socio-linguistiques, intentionnelles, culturelles et évolutionnistes de toute théorie heuristique de la conscience humaine. Enfin, elle montre que la cybersémiotique représente une nouvelle voie d’approche transdisciplinaire de la théorie de l’information et du réalisme, une perspective enthousiasmante qui prend réellement en compte l’homme connaissant. Blog de Sören Brier.
LA FEMME ET LA PENSÉE : UNE IDENTITÉ TRANSCULTURELLE
Mariana THIERIOT LOISEL est philosophe et a été coordinatrice de la Faculté de Philosophie du Monastère de Saint Benoît à São Paulo au Brésil. Membre du CIRET et du CETRANS, elle poursuit aujourd’hui des travaux sur la conscience du non-intentionnel à Montréal au Canada. Les nouveaux lecteurs se réfèreront aux précédents numéros de la revue où elle a notamment traité des sciences de l’éducation, de l’intentionnalité ou des mutations humaines. Dans ce numéro de PLASTIR, elle s’interroge sur l’identité et la place de la femme, sur sa pensée philosophique et le rôle intellectuel qu’elle pourrait jouer dans une société en pleine mutation. Cet essai est traduit en Portugais et sera prochainement publié en partenariat avec PSA par le Centre d’Education Transdisciplinaire Brésilien (CETRANS). L’auteur y aborde avec une grande acuité et dans une perspective historique, un sujet brûlant et toujours d’actualité : celui de l’égalité des droits, du sexisme, des comportements stéréotypés, du poids des héritages socioculturels, de la féminité enfin. Féminité dans toute son ampleur : ses souffrances […] « Que peut on faire de toi si c’est ton ventre qui commande ? » […], sa séduction, ses dénis, sa diabolisation, ses intuitions, son intellect bafoué… Féminité d’emblée incarnée par la trahison de Guenièvre – femme du roi Arthur – avec Lancelot du lac, son impact désastreux sur le royaume de Camelot, et le rôle perfide de sa demi-sœur Morgane, puissante sorcière qui donnera un fils illégitime à Arthur, le tout orchestré par le sage Merlin qui initia la fameuse quête du Graal. Le ton est donné. Aux druides succèderont les chrétiens qui accuseront ce constat d’échec, de faiblesse, de fourberie, d’impureté et donneront à l’homme sa place de sauveur. Force, chasteté, pureté de l’intention, incorruptibilité chevaleresque, tout cela le différencierait de la femme qui trahit, brise l’unité du cercle. Et Mariana Thiériot de poursuivre sa démonstration, en prenant en exergue la tragédie d’Antigone, fille d’Œdipe, qui brava l’interdiction de Créon dans la Grèce Antique, et les enseignements de Sénèque quant à la vertu, au stoïcisme ou à la suprématie de la ratio sur le corps, de l’adversité envers les hommes de son époque. Ainsi dira-t-elle en le commentant : « Et Sénèque s’oppose ainsi à Aristote et à Épicure, car pour lui « le souverain bien n’est pas la vertu unie au plaisir ». Pour comprendre ce qui fait la force des stoïciens, qui va leur permettre d’endurer sans fléchir l’adversité, il faut se tourner vers le concept de vie intérieure. La vie heureuse est la vie vertueuse. Celle qui devant ce qu’elle ne peut changer et doit supporter ou affronter, se modifie elle même, trouvant en soi, une sérénité capable d’endurer le sort. » Sénèque sera exécuté par Néron. Querelle entre foi et raison, Eve et la colère de Dieu, Eve et la pomme d’Adam, vision objectale, refus de l’instruction, du plaisir, du pouvoir… La femme demeurera donc au cœur de la notion sacrificielle, de chute de l’homme et de culpabilité. Rôle que la société patriarcale, que la religion judéo-chrétienne – avec la notion de péché originel -, pour ne citer qu’elles, entérineront et feront perdurer pendant des millénaires. Comme le montre l’auteur, de frustrations en refoulements, l’imaginaire féminin prendra différentes formes, cédera aux modes, se rebiffera, quitte parfois à basculer dans la masculinité à l’image de la « dame de fer », sera portée par la littérature, la peinture et les arts, abolissant la négation de la féminité d’une Sainte Catherine de Sienne pour découvrir sa face cachée, « son héritage non intentionnel », sera portée aux nues pour célébrer sa maternité, sa sensualité, continue cependant d’être bafouée de par le monde, même si de grandes avancées sociétales ont vu le jour. Une solution se dessinerait, cependant dans le domaine de l’intellect, de la raison éclairée qui éloigne de la barbarie des hommes… Une solution où l’identité par nature transversale, inclusive, complexe de la femme pourrait jouer un rôle inédit, donner lieu à un plaisir ou une amitié partagés, une reconnaissance commune. « Pourtant, c’est bien celle d’une raison éclairée par le cœur, une raison sensible, selon le livre de Michel Maffesoli, dont il est question ici : une raison plastique, transversale, capable de penser et de composer avec la complexité de la vie faite de sens et de non sens. », dixit l’auteur. Ce projet, que d’aucunes telles Jeanne d’Arc ou Aliénor d’Aquitaine à l’époque médiévale, Camille Claudel, Marie Curie, Louise Labbé, Hannah Arendt, Mère Teresa, Simone Weil, Ellen MacArthur, Indira Gandhi et tant d’autres dans la modernité ont déjà tracé, permettrait l’émancipation, non pas d’une unique Terra Femina, mais d’un lieu de dialogue transculturel où la plasticité de la nature humaine porté par ses deux pôles féminin et masculin trouverait un terrain d’épanouissement tierce, ouvert sur la fécondité de l’échange.
PARADIGME ET HISTOIRE DES SCIENCES CHEZ THOMAS KUHN
Abdelkader BACHTA est professeur de philosophie à l’Université de Tunis. Contributeur régulier de la revue DOGMA, il s’intéresse au champ épistémologique, aux implications philosophiques de la rationalité scientifique d’Einstein, à l’idéalisme kantien, aux systèmes d’information en philosophie des sciences. Il a notamment publié « L’épistémologie scientifique des Lumières » (2001), « L’espace et le temps chez Newton et chez Kant » (2002), « La renaissance du passé : Kant, Einstein et la modernité » (2009), chez l’Harmattan. Dans cet article, il dissèque la notion même de paradigme, ses répercussions dans la science normale et les changements historiques de paradigme, à commencer par les Principia de Newton puis par une analyse fine de l’impact kuhnien. Ainsi, montre-t-il que le paradigme est en premier lieu « un simple instrument pour résoudre les questions immédiates », puis, devient « comme un moyen de liquider les énigmes qui apparaissent à l’homme de science au cours de ses recherches ». L’accumulation des données scientifiques est ainsi pour Kuhn le fondement de la science, et les chercheurs, dans leur grande majorité se plient à cette discipline. « Notre penseur revient encore à la pensée scientifique des lumières pour montrer qu’au fond celle-ci s’est déployée, largement, dans le paradigme que contient l’ouvrage de Newton indiqué. En effet, ni Maupertuis et Voltaire, ni Clairaut et D’Alembert etc. n’ont dépassé le territoire newtonien dans sa généralité » nous dit avec justesse Abdelkader Bachta. Mais, l’affaire se corse lorsque apparaît une fissure dans cette belle construction, lorsque la logique paradigmatique huilée donne des signes d’érosion temporelle. Et c’est souvent le cas des crises ou ruptures historiques majeures qui ont bouleversé l’ordre établi, remis en cause les observations de Galilée ou la physique newtonienne. Et l’auteur de nous montrer la nécessité du conflit apparue dans l’analyse kuhnienne, celle aussi de la révolution, de périodes intermédiaires, de reculs et d’avancées consécutives, de prises de conscience et de rejets, de changements conceptuels, de la transformation normative « où l’image même de la science se voit troquée sous le coup du changement de paradigme » et enfin, essentiellement de la nécessité d’une nouvelle vision du monde. Ce fut naturellement le cas lors de la découverte de la relativité faite par Einstein. Pour Kuhn, soulève Bachta, « […] la période révolutionnaire est marquée par une rupture complète avec le passé, contrairement à la dimension de continuité de la science normale », et il l’explique par des considérations historiques et anhistoriques, comme l’accumulation, puis la nécessité impérieuse du changement, mais aussi le rejet de la tradition ou encore la nature même du paradigme, qui est non réflexive ou véritablement intuitive, rapprochant respectivement Kuhn de Koyré – passage d’une méthode rejetée à une méthode plus plausible – et de Kant – intuition à priori -. Plus encore, l’auteur nous montre les influences de Piaget sur l’aspect ontologique du paradigme, et de Darwin sur sa non finalité, introduisant là des éléments de réflexion intéressants quant à la genèse tantôt continue, tantôt discontinue ou chaotique de l’avancée de sciences. D’autres facteurs liés non pas à la généalogie temporelle, mais aux influences socioculturelles, à l’idée même de perception du concept, ses répercussions psychologiques et philosophiques lorsque le dogme s’écroule. Et là, on ne peut s’empêcher de penser à la révolution quantique dont on est toujours pas sorti, qui a eu de impacts majeurs dans tous les champs disciplinaires, et qui voit éclore aujourd’hui encore nombre de théories ou d’applications (comme l’ordinateur quantique) révolutionnaires. Sur le plan psychologique, deux notions prévalent, celle de psychologie de la perception « […] Cela voudrait dire que le programme neuro-cérébral fixe au cours du processus de la science normale est en train d’osciller, suivant en cela l’ébranlement correspondant du paradigme », et celle de la sociologie du groupe prévaut : « on ne peut pas penser le progrès scientifique qui marque, pour Kuhn, l’une des originalités de la pensée scientifique sans cette fameuse notion de groupe », ou encore « la science normale progresse dans la mesure où il y a un accroissement continu de connaissances au sein d’un paradigme unique ; dans ce cas la notion du groupe accompagnant celui-ci est nécessaire, sans elle la science normale ne peut pas avancer », dixit l’auteur. En résumé, le paradigme, à l’image de la plasticité humaine, a un rôle fondateur pour la science normale, subit l’érosion du temps et de fortes crises susceptibles d’ébranler son aspect normatif et d’annoncer son invalidité, la nécessité du changement. Thomas Kuhn aura joué un rôle majeur dans la lisibilité de ces étapes et leur émancipation épistémologique.
QUELQUES REMARQUES HISTORIQUES SUR LA FORMATION DES SCIENCES DE LA COGNITION
Herbert A. SIMON, docteur en Sciences Politiques de l’Université de Chicago, prix Nobel d’économie en 1978, expert en économie auprès des présidents L. Johnson et R. Nixon dans les années soixante et membre de l’académie des sciences des Etats-Unis d’Amérique, est comme nous l’avons introduit dans PLASTIR n°22 un véritable pionnier dans le champ des sciences de l’information. Il donnera très tôt une place prépondérante à la psychologie cognitive dans ses recherches sur la rationalité, l’intentionnalité et l’interface homme-machine. En 1975, il partagera avec Newell le prix Turing pour ses travaux sur les liens entre économie et science des comportements. Ce prix viendra couronner ses travaux de précurseur menées dans les années cinquante avec Hawkins dans ce qu’il appellera l’intelligence artificielle. Ces écrits, traduits dans la plupart des langues du monde, sont déposés au Mémorial H. Simon de Carnegie-Mellon University à Pittsburgh (USA), mais demeurent peu connus en France. C’est pourquoi, sur les traces de J-L Le Moigne qui a publié les fameux « introuvables » de H.A. Simon sur le site de MCX, nous contribuons à diffuser son œuvre. Ici, il s’agit de montrer la genèse des sciences de la cognition et tout le génie de ce visionnaire. Outre l’intérêt historique évident de ce texte nous faisant pénétrer dans le contexte de la seconde guerre mondiale au cœur de la Rand Corporation à Santa Monica (Californie), de la naissance des lois booléennes, des ordinateurs et des prémisses des sciences cognitives, c’est à la fois le déroulé de la pensée de l’auteur, ses constructions expérimentales et le récit de ces rencontres avec Newell, Mc Culloch, Shannon, Wiener qui ‘accouchera’ de la cybernétique durant cette période ou encore Von Neumann qui écrira son fameux papier sur l’auto-organisation lors du « Symposium Hixon » de 1951, qui impressionne. On voit là aussi poindre les premiers IBM, les interrogations fondamentales quant aux relations corps-esprit, à la science des comportements (publication de « The theory of games » en 1945) ou encore à la naissance de nouvelles disciplines (rencontre entre traitement de l’information et neurophysiologie : sciences de la cognition; rencontre entre physique & chimie : théorie des quanta). En substance, Simon décrit à chaque fois la problématique posée, les solutions possibles, les projections (avancées futures de la neurobiologie) et la façon dont le « réservoir de matière grise » de la Rand a réagi et interagi à cette époque. Cela nous donne un point de vue passionnant sur notre héritage et sur l’échafaudage en strates de l’histoire des sciences. Mais pas seulement. Herbert A. Simon ouvre les portes de la modernité quant à la naissance des « sciences de l’esprit » (théorie de l’information et du langage, du comportement, sciences humaines, neurophysiologie), de l’informatique et à l’émancipation des systèmes intelligents.