LA POÉTIQUE DE LA PLASTICITÉ CHEZ ARAGON : L’ÉCRITURE À LA RENCONTRE DES ARTS↵
Julie MORISSON est professeur de lettres, rattachée au laboratoire Forell de l’Université de Poitiers ainsi qu’à l’équipe Aragon de l’Item-CNRS, dirigée par Luc Vigier. Elle mène des recherches en littérature et en poétique, notamment sur la notion de transgénéricité et a récemment soutenu une thèse sur le roman de l’art chez Aragon, en montrant comment l’essai frôle chez lui la fiction et suit une véritable poétique de la plasticité. Elle nous fait découvrir ici Aragon comme ce novateur en matière littéraire qui a très tôt perçu l’impact de la plasticité de la langue et des écritures en terme de dynamique et de morphogenèse. Qui plus est, l’auteur nous décrit avec acuité comment l’hybridation disciplinaire a conduit le poète et l’écrivain à intégrer la dynamique plastique dans ses productions, qu’il s’agisse des personnages du roman, de la peinture ou de l’écriture. Elle série trois des approches d’Aragon où la plasticité prévaut: « La complexité, la pluralité de sens, de perspectives et de formes » auxquelles on peut rajouter la sémiotique et l’iconicité. A chaque fois, Julie Morisson précise sa pensée : la plastique s’entend ici au sens graphique du terme et la langue du roman opère dans le champ transversal de l’oralité et de la liberté de parole arrogeant aux mots – contrairement à l’écriture – la capacité de s’épandre ou de se fondre. De même, elle prend des exemples concrets puisés dans les derniers romans d’Aragon où la puissance métamorphique du personnage (Fougère dans La mise à mort) fait écho à la « malléabilité » du texte, à entendre ici comme instrument de déstructuration et de recomposition durant la diégèse et non comme faux-ami ou pendant passif de la plasticité. Cette attitude valide son approche à nos yeux car il ne s’agit pas de transgresser le concept épistémique de plasticité, mais d’en préciser les limites et les contours dans le travail littéraire à l’œuvre, tout comme l’avait précédemment montré Astrid Guillaume à propos de la transgénéricité du signe, citée par l’auteur. Mais revenons en au substrat, la signification de la pratique des arts plastiques chez Aragon, notamment au carrefour entre l’écriture et la peinture. Pour lui, nous dit l’auteur en substance : « Plastique est synonyme de « façonnement de la matière ». Le texte s’envisage comme une substance malléable pouvant être soumise à l’influence d’une autre forme ; la notion intègre celle de « réseaux de connexions » et permet de penser le concept de transdisciplinarité. Plastique renvoie enfin à la matière elle-même, l’objet-livre. Le texte apparaît dans une perspective morphologique, comme un corps organique et capable de mutations. Cette plasticité du livre s’exprime de manière métaphorique tout au long de la dernière période aragonienne par le biais d’un personnage sans cesse dédoublé. » Cela résume l’intérêt que l’on doit porter à cette analyse qui s’exprime autant dans la dramaturgie du personnage où le narrateur disparaît, se renverse ou change de forme au sens oulipien du terme, que dans le geste tracé et la défiguration à l’œuvre dans le roman de Matisse (tableaux, rendu onirique de la peinture). Même constat pour l’incursion de l’écriture dans la peinture, qu’Aragon assimile spécifiquement au ‘signe’ se distinguant à la fois des linguistes et des critiques d’art. Intéressante approche faisant la part large à l’idéographie, ainsi que le disait Aragon lui même, apostrophé par l’auteur : « Écrire et peindre, dans l’ancienne Égypte, s’il suffisait d’un mot pour le dire » qui y descelle à la fois le potentiel plastique de l’image mêlée au mot, mais également « la puissance d’écrire, de décrire et de dés-écrire par la peinture ». Potentiel véritablement iconoplastique décrit par le recours à l’italique chez Aragon à propos de la couleur à l’œuvre chez Matisse ou Chagall ou encore dans l’image plastique des murs d’Aragon comme ultime mutation de l’écriture vers la peinture décrite dans le dernier chapitre de l’essai. Aragon y joue sur la palette entière des arts (théâtre, cinéma, papier-peint, mise en scène, performance, actorat, écriture picturale..) nous donnant à voir, sinon à vivre, sa poétique de la plasticité.
LE POSITIVISME DE COMTE ET LE MODÉLISME DE THOM ↵
Abdelkader BACHTA est professeur de philosophie à l’Université de Tunis. Il fait partie des auteurs fidèles de PLASTIR (n° 27, 29, 32, 38, 40) où il publie régulièrement des études épistémologiques sur les apports théoriques du mathématicien René Thom. Ces travaux ont en particulier donner lieu à la publication de deux ouvrages récents : «René Thom et la modélisation scientifique» (L’harmattan, 2013), « La modélisation scientifique et ses fondements » (MtL éditions, 2015). Dans ce numéro, l’auteur met pour la première fois face à face le modélisme de Thom et le positivisme de Comte, posant d’emblée leur attitude associative commune concernant le lien entre la pensée et l’expérience, mais distinguant l’apport thomiste en ce qu’il « renverse la loi des trois états pour partir d’Aristote » et qu’il « donne au concept comtien de synthèse subjective un sens aristotélicien ». Examinant tour à tour ce que « la raison et le réel » signifie dans le contexte comtien et ses diverses influences (Kant, Bacon, Descartes et surtout D’Alembert), comparé au concept thomien se situant dans la lignée d’Aristote et de Turing pour ce qui concerne la morphogenèse, il en vient à signifier leurs différences méthodologiques et philosophiques. De fait, qu’il s’agisse de la raison – mathématique -, de l’expérience et de l’objet d’étude, ces différences expriment clairement la dualité kantienne entre le phénomène et la chose en soi. Or, les divergences d’approche de nos deux savants s’expriment essentiellement à propos de la nature épistémologique de ces éléments : mathématiques quantitatives ou qualitatives, expérience ou expérimentation, objet comme chose en soi ou phénomène. Abdelkader Bachta en conclue que si l’auteur des catastrophes semble être positiviste dans le sens où il associe à la manière comtienne la raison mathématique à l’expérience, il s’en sépare clairement sur les trois registres respectivement énoncés (approche topologiste en place de quantitative, refus de la méthode expérimentale et phénoménisation de la nature).
ESSAI SUR LA LIBRE NÉCESSITÉ ↵
Henri ATLAN est médecin biologiste, philosophe et écrivain de renom. Membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) jusqu’en 2000, il est professeur émérite de biophysique et directeur du centre de recherche en biologie humaine de l’hôpital universitaire d’Hadassah (Jérusalem) et directeur d’études à l’EHESS à Paris. Parmi ses sujets d’étude, citons l’auto-organisation du vivant et la théorie de l’information ou de la complexité. Parmi ses ouvrages extrêmement nombreux, citons : « Entre le cristal et la fumée, Seuil, Paris, 1979 ; « À tort et à raison : intercritique de la science et du mythe, Seuil, Paris, 1986 (Prix Psyché 1987) », « L’Organisation biologique et la Théorie de l’information, Hermann, Paris, 1972, (rééd. 1992) », « Les Étincelles de hasard, tome I : Connaissance spermatique, Seuil, Paris, 1999 ; tome 2 : Athéisme de l’écriture, Seuil, Paris, 2003 ; « U.A., l’utérus artificiel, Seuil, Paris, 2005 », « Le Vivant Post-Génomique ou qu’est-ce que l’auto-organisation ?, Odile Jacob, 2011 ; « Croyances, comment expliquer le monde ?, Autrement, 2014. A ce propos, tous nos lecteurs auront sans aucun doute reconnu le sous-titre de la première version de l’essai désormais classique d’Henri Atlan intitulé La science est-elle inhumaine ?, lui-même issu d’un texte de Spinoza remettant en cause le paradigme kantien du sujet et la notion de libre-arbitre telle que nous la connaissons. Cet article est une reproduction de la préface que l’auteur a récemment écrite (2014) pour la réédition de l’ouvrage initialement paru chez Bayard en 2002. Nécessaire mise au point pour qui avait choqué en affirmant la néssécité d’arrêter de nous mentir à nous mêmes en nous affirmant totalement libres de nos choix. Or, Atlan, sous l’égide spinoziste, réaffirme ici son propos : abandonner l’illusion du libre arbitre dans le monde totalement déterminé dans le quel nous vivons. Il s’agit non pas de dire que la liberté n’existe pas per se, mais de montrer ses limites dans un système biologique ou biologisant en partie génétiquement déterminé et fortement soumis à son environnement. Henri Atlan prend ainsi appui sur les progrès récents de la médecine et de la biologie, notamment l’épigénétique, pour dire que notre liberté est là en quelque sorte liée à ce que nous sommes et ce que nous représentons. Morale ou plutôt éthique déterministe dans ce sens très précis. Éthique gênante qui nous ampute de notre prérogative d’humain, où que nous croyons telle, mais qui n’est pour l’auteur que pure vanité ou assimilation divine, en tout cas pas preuve d’humilité. Est-ce dire oui au tout-génétique et encourager un certain antihumanisme ? Certains peuvent le penser, mais ce serait réduire la pensée d’Atlan qui prône une liberté reposant sur la connaissance de nos déterminismes, autrement dit un degré de complexité dans l’échelle décisionnaire plutôt qu’une capacité illusoire de libre-choix de nos actes. Et l’auteur de donner de nombreux exemples illustrant son point de vue en matière de responsabilité juridique, de procréation (PMA) ou d’écart entre le progrès scientifique (expansion de la technoculture) et la culture humaniste. Comment concilier cette radicalité déterministe – je ne peux être libre du choix de mes actes, nous sommes entièrement déterminés, le monde du vivant ne vaut que par sa complexité, la vie n’est jamais plus qu’une expérience.. – et la vision d’un monde inhumain (même si l’auteur nous rappelle que seul l’homme le conçoit et le manie), post humain, voire transhumain ? Henri Atlan nous donne dans cet article des éléments de réponse à ces questions sur le plan de la responsabilité nouvelle de la morale et de la politique ou de la constitution du sujet en affirmant que « la connaissance infinie du déterminisme ne s’oppose pas à la liberté comme horizon, mais au contraire la fonde ». Ces positions, que d’aucuns qualifient de scientistes – nous pensons en particulier à l’échange entre Henri Atlan et Bertrand Vergely dans « Sommes nous libres ? », récemment publié chez Salvator (2012) posent question, mais ne peuvent cependant s’y réduire. En effet, si leurs détracteurs y voient un étouffement du mystère et une opposition à la nature dualiste d’un homme à la fois libre et déterminé, nous pensons quant à nous, que si le déterminisme absolu admet des vertus de raisonnement au sens spinoziste du terme, il n’en demeure pas moins discutable sur un point : l’indispensable irrationalité ou alogique pure dont peut (ou doit) faire preuve le cerveau créatif face à une situation désespérée ou d’extrême urgence, un amour inconditionnel, l’union des contradictoires dans la ternéarité ou l’adhésion à une condition supérieure (l’art, la poésie, le sacré, voire un état de conscience singulier). Le radicalisme adopté par Henri Atlan a cependant le mérite de poser la question en terme d’entité corps-esprit indissociable et de plasticité du sujet connaissant (terme que nous développons sur d’autres plans dans le concept épistémologique de plasticité). Quoi qu’il en soit, nous voyons que ce débat fait ressurgir sous le sceau de la modernité des notions cartésiennes comme la substance, la pensée et l’étendue ou d’autres sur l’intelligibilité de la nature. La réflexion philosophique sur le libre-arbitre ou « la libre nécessité » est ainsi loin d’être épuisée !
Claude BERNIOLLES est poète, philosophe et littérateur. Après avoir écrit plusieurs articles sur Wittgenstein pour PLASTIR (n°20, 23, 25, 39), il fête avec nous le centenaire de la naissance de Barthes dans un essai original mettant en exergue cette commémoration, puis proposant une analyse de Barthes au miroir de Gide. De fait, si la presse ne se lasse pas de célébrer Barthes le penseur, elle n’en oublie pas le modèle et ses biographèmes de Gide, Sartre ou Sollers. Mais, ce sont surtout ses rapports avec la langue et le « gidisme » qui montrent que « Barthes et son modèle ont les mêmes affinités électives envers la littérature ». C’est ainsi que s’explique l’auteur sur son choix, comparé à l’influence sartrienne bien connue de Barthes. Pour lui en effet « Gide fut le germe primitif de la pensée profuse, contradictoire, profonde, parfois aussi provocatrice de Barthes… », ce qui lui donne le loisir d’observer dans son miroir à la fois « l’aspect extra littéraire, la posture de l’homme, son régime de vie » et de l’autre : « la copie de l’œuvre ». Et Claude Berniolles de mener l’enquête quasi-psychanalytique sur leurs liens familiaux, leur habitus et leur intimité respectives, notamment au travers de R.B/R.B… avant d’en arriver à la narration, aux écritures de chacun et à l’intertextualité où s’enchevêtrent de nombreuses références implicites ou explicites à Gide dans l’œuvre de Barthes. Pour finir, c’est le Barthes d’hier et d’aujourd’hui (aux accents de Sollers selon l’auteur) qui au travers des Figures ou des Fragments fait irruption dans nos salons et nous interroge comme à revers sur l’imaginaire, la langue et la modernité.